Les trois soeurs
Texte : Anton Tchekhov
Mise en scène par Michel Nebenzahl
Joué en français, russe et serbo-croate en 2002. Représentations au théâtre B.-M. Koltès de l’université Paris X.
Tchekhov (avec Shakespeare) sera l'auteur le plus joué en France (et pas seulement en France) en 2002. Pourquoi Tchekhov? Parce que son théâtre (comme tout vrai théâtre) est un séismographe de ce qui advient à l'humanité à son insu. Tchekhov (il est médecin) saisit et représente le moment où la vie, le désir (et la parole qui le soutient), la relation, la conversation de l'homme et de la femme et la question de l'amour, c'est-à-dire de l'enfant, cèdent aux mécanismes qui prétendent à l'organisation de la société anonyme. C'est le moment de la plus faible immunologie, le terrain propice au développement de la maladie, de l'argent, du fascisme, de l'aménagement
économique et militaire du territoire.
Andreï Prozorov, le frère des trois soeurs, est trop intellectuel et artiste pour devenir professeur, il s'éprend, corps et âme, d'une jeune et belle prolétaire qui sent que le vent ne tourne pas en direction de la pensée et de l'art et dont il deviendra le luxe. Il devra à Natacha, devenue la maîtresse de Protopopov, le maire de la ville, son poste de secrétaire de l'administration territoriale. Les militaires (Touzenbach, Saliony, Tcheboutykine, Verchinine), qui fréquentent la maison Prozorov, sont là pour assurer la sécurité du développement industriel et la nouvelle organisation du travail. Un incendie dévaste les quartiers pauvres : une opération de promotion immobilière pour la nouvelle classe bureaucratique et faiie reculer la misère-aux frontières de l'ordre. Tchekhov pressent que le « drame » ( c'est le sous-titre de la pièce) n'est plus porté par « l'intrigue» ni même les conflits idéologiques. Le drame advient quand· l'intérieur des êtres cède à la médiatisation uniformisante de l'extérieur, quand la parole, donc le désir et le corps singuliers en relation vive avec l'autre disparaissent dans les lieux communs de la résignation et du supplément d'utopie que lui apporte l'industrie de la rêverie que sont devenus l'art et la culture. Quand, à la frontière de cette résignation et de cette utopie collectives, se font face la violence brute et la violence de l'ordre, qui sont la même, celle qu'illustre le «duel » à la fin de la pièce, auquel personne ne s'oppose puisqu'il est la figure de la terreur, condition de l'ordre social de labeur, du profit de la bouffe, de la rêverie entretenue, de la parole réduite aux poncifs de la morale et de l'idéal de l'éloignement de l'enfance et de la haine pour les vieux et la misère.
Nous avions déjà travaillé Tchekhov et « les trois soeurs » dans le cadre des « ateliers» de l'Ecole (on rappellera ici que les ateliers sont de 12 à 16 heures hebdomadaires à la fois dans les locaux aimablement prêtés par les affaires culturelles de l'université et dans des lieux de répétitions à l'extérieur financés par l'investissement de chacun) et cela en fin de deuxième année pour aborder et approfondir la technique de l'acteur. En effet (ce n'est malheureusement pas le lieu ici de développer ce point capital) le théâtre de Tchekhov a été
révélateur d'une révolution dans la conception de l'acteur (un cap décisif après les méditations séculaires sur le paradoxe de Riccoboni et de Diderot). Pour dire bref: Stanislavskj lisait Tchekhov en pensant que l'âme (le caractère, le personnage) se trouvait dans le texte ; au même moment Meyerhold soulignait que le « sous-texte » (le non dit) était au moins aussi important que le texte, qu'il fallait dissocier le jeu du corps du texte pour atteindre l'âme ( « l'état lyrique » ). Ce qui a donné la tradition stanislavskienne de l'interprétation «psychologique» dans un cadre naturaliste et la tradition « poético-lyrique » inspirée de la lecture de Meyerhold jusqu'à nos jours (Peter Stein en a cherché la synthèse dans sa présentation à la Schaubühne de Berlin en 1985). Depuis 1985 les mises en scène de Tchekhov (et plus particulièrement des « trois soeurs ») ont « gommé » tout réalisme et lyrisme.
Et c'est aussi ainsi que nous avons lu la pièce : nous avons dépouillé l'espace de (presque) tout objet et cherché à éliminer la «sentimentalité » du jeu. Mais ce qui est apparu alors (dans cette recherche d'une «vérité » de Tchekhov par delà le psychologisme, le réalisme et le lyrisme) n'avait plus rien à voir avec les interprétations et mises en scène récentes. En effet, l'énigme de cette pièce (la pièce la plus « abstraite », la plus « chiffrée », la pièce suprême de Tchekhov selon nous) se résume en un dilemme: tous ces êtres, ces personnages seraient-ils (comme on dit)« dégradés» par une puissance plus forte qu'eux (l'envahissement du « quotidien », du «banal » de Stanislavski, ou celle des puissances industrielles, financières, bureaucratiques dont témoigne l'adultère de Natacha avec le maire de la ville): ruine de la volonté dont viendrait attester le chant du cygne de leur plainte et de leur espoir utopique (selon Meyerhold, encore « symboliste » à l'époque), ou bien seraient-ils « lâches » et non dotés de cette «résistance» à toutes les formes d'aliénation que certains voudraient encore nécessaire aujourd'hui ? ce dilemme à lui seul, témoignerait de « l'actualité » de la pièce.
Or les interprétations récentes ont, à des degrés divers, mais toutes, « résolu » ce dilemme, cette tension entre la « force des choses» et la capacité de résistance de chacun en l'émergence non de la résignation et de la rêverie utopique mais de la pulsion de mort vulgaire, alcoolique, homosexuelle, féministe, d'êtres défaits par l'insignifiance des choses. Version « spectaculaire », « post moderne » de la « vérité » tchekhovienne : Tchekhov, le théâtre doivent-ils se faire la traduction médiatique des symptômes de l'époque? Le « drame moderne » expose la vie psychique et la vie relationnelle aux nécessités, à la réalité qui les conditionnent. La question qui se pose alors est : quelles sont ces « nécessités », cette « réalité » à quoi se confrontent la vie psychique et relationnelle des personnages de la pièce.
Si on les identifie au « poid du quotidien » (Stanislavski) - sans même se demander si le « poids du quotidien » suffit à rendre compte de la vie psychique et relationnelle des personnages, et en négligeant cette «réalité» et cette «nécessité» qui se mettent en place dès
le deuxième acte avec le couple Natacha / Protopopov - cela entraîne des choix, des partis pris artistiques (scénographie, décor mobilier, éclairages, etc ... ) - en négligeant le fait, sur lequel Tchekhov insiste pourtant, ces « nécessités » matérielles qui pèsent sur les Prozorov depuis la mort du père - de jeu de l' acteur (cohérence caractérielle, psychologique du « personnage », unité du jeu, attitude gestes, mouvements, parole, .. alors que même une lecture superficielle du texte en montre la décomposition spectrale progressive). Les choix artistiques de Stanislavski - qui sont encore largement ceux du théâtre « professionnel », des metteurs en scène et des acteurs « professionnels » - témoignent du point où l'insuffisance de la lecture rejoint une «esthétique» du théâtre subventionné que partagerait le «public » qui trahirait non seulement Tchekhov, mais le lien entre la question politique (quelle est cette « réalité » qui menace notre vie psychique et relationnelle) et l'invention artistique (quelle mise en cène quel jeu de l'acteur pour la mettre en évidence, ou transmettre la question au public).
Si, d'autre part, on identifie les « nécessités », la « réalité » avec le couple pouvoir/argent représenté par Natacha/Protopopov - en faisant de Natacha un « monstre », alors que Tchekhov souligne pourtant : «il s 'agit de quatre femmes intelligentes» - on fait des autres personnages des « idéalistes » qui soit entretiennent la nostalgie d'un temps perdu (la version «symboliste» des « états d'âme» de Meyerhold) soit - dans une «distanciation» soi-disant « brechtienne » qui a hanté les mises en scène des années 50 aux années 80 - sont l'objet d'une impitoyable critique « réaliste socialiste » pour leur inaction civique.
Vous aurez compris à quel niveau d'exigence le «théâtre universitaire», que nous représentons à l'Université de Paris X, entend répondre et cela depuis sa fondation (1999).
Nous tenons à votre disposition un résumé du « Travail de l 'Ecole » que nous avons réalisé sur « les trois soeurs » depuis septembre 2001. Comment après un long temps de « travail à la table », de dramaturgie nous sommes passés à la scène. Comment nous avons travaillé séquence par séquence le jeu de l'acteur, la singularité du rapport de chaque personnage avec la «réalité» pour que la figure de celle-ci apparaisse à la fin sans qu'aucun personnage n'y perde sa vérité. Chacun lutte, à sa manière, avec des moyens inégaux, pour ne pas avoir la vie derrière soi et laisser régner la« force des choses ».
SCENOGRAPHIE.
- Durée de la pièce
.:. Lumières:
- Musique et son :
2 h. 50 (avec peut-être un court entracte entre Acte III et IV)
- dominante « ambrée »
- dominante « bleutée »
- dominante « rouge »
- dominante « blanche »
- musique vivante
- bande son.
- Décor : - tout le plateau
- à« jardin» : sciures de bois, tiges d'arbres, bosquet.
- à « cour» : meuble avec miroir, chaises (celles de Reverdy), tapis.
- « scène» : table, chaises (Reverdy), piano, banc, petites tables.
0 Des pendrillons aux extrêmes ·cour et jardin pourraient être souhaitables.
0 Rideau noir de fond de scène.
REMARQUES.
1 )- La Compagnie, bien avant l'idée de « Scène Ouverte » avait exprimé son souhait de jouer dans la première semaine de juin. Nous tenons à ce que cet engagement soit respecté. Nous rappelons que les Affaires Culturelles nous avaient réservé pour jouer la semaine de février dernier où ne se trouvait aucun étudiant sur le campus. Notre refus, justifié, nous a coûté le départ d'élèves-comédiens de l'Université et l'obligation de refondre la distribution.
2)- La Compagnie ne souhaite ni plus, ni moins de représentation(s) que toute autre compagnie pour la « scène ouverte ». Elle se montrera vigilante pour que la parité soit respectée.
3 )- Nous sollicitons, pour cette création, une aide financière dont nous laissons l'appréciation aux Affaires Culturelles (costumes, maquillage, accessoires).
«On ne fait pas de théâtre si on n'a pas une école.»
Jacques Copeau.
« Les trois soeurs » : un travail d'école.
Le travail a commencé en septembre 2001. Chaque élève-comédien devait avoir lu la pièce en entier. Une première lecture à 14 voix introduisait au travail de dramaturgie.
La question du genre théâtral : tragédie, comédie, drame, grotesque ?
Les quatre aspects se trouvaient dans la pièce. Le_ « sens » de la pièce : est-ce une vision « optimiste » ou « pessimiste » des êtres humains, de la vie, de la société, de l'histoire ? Nous trouvions autant d'arguments en faveur de l'une ou l'autre des hypothèses. L'action nous permit de comprendre l'unité de chaque «acte» mais réduite à un seul « -événement» (la« fête» d'Irina - I - ; la soirée attendue de« carnaval» - II - ; «l'incendie» d'un quartier - III - ; le «duel» - IV). Le choix de ces quatre évènements n'était pas un hasard : il liant le quotidien aux thèmes mythiques du théâtre (fête, masques, feu, mort). La présence discrète du mythe et d'un originaire du théâtre se dessinait sous l'apparence d'un « drame » bourgeois ou de la bourgeoisie.
L'intrigue: l'absence de toute intrigue centrale mettait en évidence une série de «mini intrigues», juxtaposées, esquissées dès le premier acte, comme autant de variations sur un seul thème : l'amour (la rivalité de Touzenbach et de Saliony pour Irina; le mariage malheureux de Macha et son aventure avec Verchinine; l'amour désincarné d'Olga; le double amour de Natacha qui lui vaut une double maternité ; l'amour platonique de Fedotik et Rodé pour Irina).
Le fil de la pièce nous échappait encore. Il y avait bien pourtant, présente dès le premier acte, la rivalité mortelle des «frères ennemis» (Touzenbach / Saliony) : comme un écho à peine audible, réminiscence lointaine du chiffre « masculin » de l'autodestruction de l'humanité déposé dans la Bible et à l'aube de la tragédie chez Eschyle, en ce point où le mythe (une nouvelle fois) rejoint la scène pour interroger la masse.
Il y avait aussi, dès la fin du premier acte, (avec la présence des deux témoins anonymes au
mensonge du baiser de Natacha et d' Andréi) la mise en marche de la« machine Natacha» qui aboutit à l'expulsion des trois soeurs de la maison Prozorov. La figure triomphante de la mère
«phallique», mariée au pouvoir et à l'argent (« l'homme»),« psychotisante »de ses enfants (déjà livrés au pédiatre et à la publicité), laisse les trois soeurs au rivage des arbres (qui seront bientôt rasés), dans la lande déserte de leur rêve.
Nous ne pouvions pas ne pas associer cette dernière image avec le début de «Macbeth» (les trois « sorcières ») et la fin du « Roi Lear ». Cette dernière association nous conduisit au « thème des trois coffrets » (le « marchand de Venise ») tel que Freud l'élabore ( 1913) : « au choix entre les trois soeurs par un vieil homme vieilli et mourant. .. les trois inévitables relations de l'homme à la femme» (mère, compagne, fatale). La figure des «trois soeurs » était ainsi à lier à la figure antique et mythique des « Trois Parques » : Tchekhov aurait fait subir une nouvelle métamorphose à celle que Shakespeare avait déjà réalisée du chiffre de la femme. Ici la femme, l'amoureuse, dans sa dimension sexuelle, intellectuelle et artistique.
(Macha) apparaissait la condition de l'enfant et de la mère. On sait que Tchekhov écrivait le rôle pour Olga Knipper qui allait devenir sa femme alors qu'il se savait déjà condamné. La« trame» sous-jacente de l'écriture de Tchekhov remontait bien à l'originaire du mythe et du théâtre : dans la rencontre des « frères ennemis » et des « trois Parques », leur reprise par Shakespeare : le rapport de l'homme et de la femme n'existe pas encore. Bien des points s'éclairaient : « dans deux cents ou trois cents ans » et, peut-être surtout, un des nombreux thèmes sans cesse repris, retissés et détissés dans la pièce, comme pour faire entendre « l'ostinato »de cette musique: «rien n'a d'importance» ... «nous n'existons pas» tant que cette surdité de l'homme et de la femme fait de l'histoire «une unique catastrophe» (Walter Benjamin). «Les trois soeurs » ne livraient donc bien aucun «message» mais la permanence d'une question au public, à la« cité», aux possibilités humaines. Nous avions bien Tchekhov « devant nous » comme Shakespeare, selon la remarque de Heiner Müller. Son « actualité » cessait d'être énigmatique, elle ressortait non de la «mode» mais de «l'intempestif», de « l'anachronique », du défi politique à travers une forme artistique aussi anodine que suprêmement chiffrée.
Mais que l'homme et la femme ne voient pas ce qui se met en place de leur différend ne nous disait pas comment Tchekhov parvenait à en imprimer la question dans la «boîte noire » du spectateur. Il ne servait à rien de projeter« l'illumination» à laquelle nous avait conduit la dramaturgie sur la pièce : si elle était fondée elle ne pouvait que résulter de la manière dont Tchekhov la ferait apparaître comme cette musique du silence final, non écrite, ce« parfum» de vie et de mort qui obsède Saliony qui résulte de la quête ardente par chaque personnage, chaque être humain, de ce qu'il fuit.
Autrement dit, il fallait mettre en évidence la « dialectique » si singulière, si « secrète » de Tchekhov (que Stanislavski et Meyerhold et tant d'autres n'ont fait qu'approcher) qui, en même temps qu'elle «trace», «efface ses traces» pour que la question passe définitivement de la scène au public et grave en lui son exigence « révolutionnaire ». Ce qui était, rappelonsle, le voeu de Prospero, et la raison du théâtre grec comme du théâtre« Nô». Comment mettre cette « dialectique » en évidence ? Une chose était désormais sûre : l'écriture de Tchekhov avait brisé avec le modèle persistant auquel on continue d'identifier la dialectique, l'histoire et la « fable » théâtrale : celui qui va du « germe» au « fruit», de la « question» à sa « solution» universellement acceptée. Il fallait abandonner toute approche en termes de progression « linéaire », de thème central développé jusqu'à son épuisement, d'évolution psychologique des personnages (donc l'idée même de «personnage»). Il fallait abandonner jusqu'au résultat de notre dramaturgie : ne plus rien savoir, écouter battre le temps de l'écriture, les moments se constituer dans leur singularité, leur unicité, leur hétérogénéité. Repérer les séquences au-delà de toute projection d'un temps homogène.
Substituer les enseignements de la pratique, de l'expérience de chacun des « moments » qu'allait nous apporter la scène, substituer une approche résolument, minutieusement « empirique » à cette extraordinaire plongée dans l'originaire et la mémoire du théâtre qu'avait été notre conclusion dramaturgique. Et c'est ainsi que chaque acte nous est apparu composé d'une série de «séquences».
Chaque séquence s'imposait par son unité dramatique propre qui résulte à chaque fois d'un champ de tension relationnelle des corps dans l'espace perceptible dès les premiers passages du travail à la scène. Chaque « entrée » (ou prépondérance) d'un personnage reconfigurait le champ de tension, initiait une nouvelle petite unité dramatique. A chaque pas se vérifiait l'observation de
Tchekhov : « la pièce est une suite de petites tragédies. »
Les séquences ne« s'enchaînaient pas», elles se juxtaposaient plutôt.
Un fait important retint notre attention dès les premières répétitions : la parole de chacun ne s'adresse que très rarement à quelqu'un, elle procède le plus souvent d'un débat de chaque personnage avec la vie, la réalité, donc un monologue, c'est-à-dire une parole qui attend, mais pas nécessairement, un écho ; une parole qui n'est plus un échange mais qui interroge les bases, les raisons, la qualité de la relation. Souvent le monologue glisse au soliloque, à cette « parole intérieure » où se confesse, pour chacun une irrémédiable solitude.
Solutions de continuité, unité et discontinuité de chaque séquence, caractère de « montage » de la construction, séquences en « gros plan » (Irina et Touzenbach ; Natacha et Andréi, Acte 1 e. g.), nous étions devant une «forme» de théâtralité qui annonçait déjà D.
Vertov, Eisenstein: le cinéma. Monologue et soliloque: la relation n'a plus rien d'évident, c'est sa qualité, son enjeu existentiel et politique qui font « l'objet » de la « conversation » : ici encore Tchekhov préfigurait l'avenir du théâtre, plus loin celui de la littérature, de « l'art» ... L'état de la société apparaissait celui d'une « crise », d'un questionnement dont la seule issue ne pourrait être que meurtre et destruction. Mais pourquoi chercher une issue au questionnement du lien social, de la relation, du désir et de la parole ?
La configuration du champ tensionnel, les places de chacun, et même les attitudes dictées par la part de « monologue » et de « soliloque » prenaient peu à peu forme sous nos yeux. Ce qui nous frappait dans chaque séquence c'était à chaque fois leur propension à chercher un point fédérateur, un point « commun » et, à chaque fois son échec. Et, de séquence en séquence, chaque acte dans son entier obéissait à la même logique.
L'impossible «fête» du · premier acte, l'impossible «soirée de carnaval» du deuxième, « l'incendie » du troisième qui réduit chaque personnage à la vérité et à la souffrance de sa solitude, le « duel » (meurtre ou suicide ?) du quatrième acte qui vient mettre un point final à toute autre communauté que de solitudes. On arrivait au point où la différence entre l'échec de la parole et du désir entre hommes et femmes et la force des choses, la propension économique, bureaucratique, militaire à occuper la place de l'entente absente, devenait indiscernable.
Notre hypothèse était vérifiée : de séquence en séquence, d'acte en acte, Tchekhov déployait sa « dialectique » implacable de la surdité de l'homme et de la femme et de « l'irrésistible ascension» d'une solution « sociale » à la parole et à la sexualité. La question «politique » était posée. Elle devait être transmise au public pour devenir « épidémique ». « L'épidémie » fut brève, on le sait et c'est parce que Vakhtangov le pressentait qu'il a compris la radicalité du propos de Tchekhov par delà la critique idéaliste et subjective du quotidien qu'y voyait Stanislavski, et l'utopie d'une nostalgie de classe qui devait être soumise au regard impitoyable du prolétariat éveillé où Meyerhold_a rencontré son impasse mortelle. Mais une ultime surprise nous attendait : reconnaître que la surdité de l'homme et de la femme à faire de la société leur invention laissait la place à l'organisation du désir et de la parole en vue du profit et ses conséquences sur les enfants (Natacha et Protopopov) c'était encore conserver l' illusion d'une relation de désir et de parole indépendante de la réalité qui se définit de la contredire. Et ici une fois encore Vakhtangov fut notre secours.
Dans chaque séquence, et pour chaque personnage, nous nous posions la question dela source de sa parole, la source de l'énonciation, de ce qui mobilise un corps à la parole. Et, à chaque fois, nous avons reconnu que c'était la « réalité ». la réalité, c'est-à-dire cette force qui s'empare de la sexualité et de la parole pour les faire «travailler» (un autre thème constant dans la pièce) en faisant miroiter les« fêtes» (qui n'auront pas lieu, sinon dans l'amphithéâtre. qui est l'opposé du théâtre), en créant des « incendies », des guerres qui (r)établissent la domination , des « duels »à mort et infinis entre l'idéal et le cynisme (Touzenbach I Saliony).
Nous avons remarqué que chacun des personnages se bat du fond de lui-même contre cette «réalité». Chacun, à sa manière. En chaque personnage apparaissait, de séquence en séquence, d'acte en acte ce que Michael Chekhov appelait, maladroitement, un «objectif» et Yakhtangov plus radicalement «un noyau». Il nous fallait mettre en évidence, pour chaque séquence, le « noyau » de chaque personnage : ce qui allait motiver son corps dans l'espace, sa parole. Le rapport de chacun à la «réalité» définissait les conditions d'une authentique relation de parole et de sexualité et non l'inverse.
Chaque séquence fut désormais abordée, et pour chaque personnage, pour faire ressortir le «noyau» du combat (inégal) de chacun contre cette «ré-alité ». Et la «réalité » contre laquelle chacun combattait, apparaissait de plus en plus nette dans son« grotesque».
Ainsi se dessinait, entre tous les personnages, une « communauté virtuelle » de combat, de lutte, de résistance qui affirmait un droit d'inventer et non de subir la «société» et ses « fins ».
Nous étions enfin parvenus à cette lecture « matérialiste », «épique» de la pièce que nous pressentions dans notre dramaturgie. Une lecture fidèle, pensons-nous, à -1' originaire même de ce que l'on appelle le « théâtre ».
Lecture dont nous devions trouver confirmation dans bien d'autres aspects de
l'écriture de Tchekhov que nous ne pouvons qu' év"oquer brièvement.
La table, le repas, les boissons : ne font aucune communauté tant que la vraie question n'est pas posée.
La pendule, le temps homogène, chronologique, se brise pour laisser apparaître le chaos d'où doit s'inventer la relation humaine comme base de la relation aux choses : un autre temps.
La photographie : la présence de la photographie dans la pièce indique la distanciation que
Tchekhov exige, en même temps que la permanence de la question que la pièce pose à travers l'histoire.
Feraponte : est-il « sourd » ? Il a la même fonction épique que celle que nous avons reconnue à la photographie.
Le texte: la traduction retenue est celle d'A. Markowicz (éd. Babel). Nous soulignons au passage la limite du vocabulaire qui produit des effets de récurrence, liés à la répétition de quelques thèmes majeurs. L'écriture de Tchekhov est musicale tant dans la composition que dans les rythmes.
L'évidence de la «répétition» nous a permis de dégager le «noyau» (Vakhtangov) de chaque personnage, séquence par séquence.
Direction d'acteur: nous avons suivi la position de Yakhtangov qui abordait Tchekhov à distance égale du «réalisme» de Stanislavski et des «états d'âme» de Meyerhold. Sa méthode (le travail séquence par séquence pour dégager le« noyau» de chaque personnage à partir de la « situation » ponctuelle et ce indépendamment de tout « sens » de la pièce) nous
venons de l 'appendre d'un jeune metteur en scène de Moscou, vient d; être reprise à l 'Ecole du «Théâtre Vakhtangov ». Nous l'avons appliquée nous-mêmes à l'Académie d'Art
Dramatique de Zagreb avec des élèves-comédiens de l'Académie et de ! 'université, sur précisément « Les trois soeurs » (en croate) : au plus grand étonnement (pour son efficacité et sa radicalité) des professeurs. C'est cette méthode qui préside au travail et à la recherche de la
Dans le cadre de « Scène ouverte »
La compagnie "LES INDIFFERENTS" présente :
LES TROIS SOEURS
de Anton TCHEKHOV
1902 ... 2002 : un siècle est passé, un autre commence. Le "monde" at-
il changé?
Tout ce qui existe doit servir à produire de l'argent et nourrir les pouvoirs qui s'y emploient. Tout ce qui ne sert plus directement à produire de l'argent (les formes de travail, de relation, de vie; les valeurs, les savoirs et les manières de faire et de dire qui sont devenus obsolètes) sera laissé pour compte, condamné à s'essouffler.
C'est ce qui arrive à la famille Prozorov (aux trois soeurs et à leur frère) dans une ville moyeAne de la province russe le frère épouse une jeune femme "branchée" qui est la maîtresse du Maire de la ville, qui a besoin d'être "purifiée" : un incendie criminel détruira le quartier pauvre.
Meyerhold, Némirovitch, Peter Stein, Krejca, etc. Toutes ces "versions" renseignaient plus sur l'époque où elles étaient produites (1900, 1920, 1940, 1980, 2000) qu'elles ne faisaient ressortir l'énigme de la pièce. On a eu ainsi un drame bourgeois réaliste et sentimental puis l'exaltation et ensuite la critique impitoyable de "l'idéalisme" qu'on y lisait, enfin la version "actuelle", "postmoderne" de la "dégradation" avec ses protestations "viriles", "homosexuelles", "féministes", "alcooliques".
- Une pièce de théâtre doit-elle traduire le "symptôme" de l'époque et de la société où elle est jouée ?
C'est alors que je proposai d'aborder Tchekhov selon l'intelligence qu'en avait Vakhtangov, ce contemporain de Eisentein comme de ·
Stanislavski et de Meyerhold. C'est-à-dire : travailler séquence par séquences, comme si l'écriture de Tchekhov était celle du "montage" cinématographique. Sans s'occuper de la "psychologie" (Stanislavski), des "états d'âme" (Meyerhold) du dit "personnage", pas plus que du "sens" de la pièce. Nous avons divisé la pièce en autant de séquences.
Nous avons demandé aux élèves-comédiens de ne jouer que l'enjeu dramatique de chaque séquence. Nous avons alors constaté que dans chaque séquence les femmes et les hommes de cette pièce fuyaient le plaisir naissant de créer sans cesse une "sociabilité" radicale de parole et de désir, de musique et de poésie partagés, pour une morale du "travail", du "progrès" et de la "Fête".
La pièce décrivait la surdité croissante de l'homme et de la femme à l'irrésistible ascension d'une "solution économico-sociale" à la parole et la sexualité. La pièce décrivait un processus (toujours) à l'oeuvre dans l'humanité et non une "idéologie", une "métaphysique", une "psychologie", une "exaltation" ou une , "critique" de quoi que ce soit. Tchekhov, comme Shakespeare, nous ouvrait la voie d'un théâtre post-brechtien et post-beckettien.
Avec:
Johan AUBOINE ........... .. .. . ............................................... un officier
Benoît BAL TUS .................................................................... Saliony
Karin BOUSIGNIERE .................................................... . ........... Olga
Jean-Noël DAHAN ........................................................... Touzenbach
Jean-Philippe FIORESE ...................................................... Koulyguine
Marie GUYENNE ................................................................. Natacha
Céline illLBICH ..................................................................... Macha
Stéphane LAMOUREUX ...................................................... Féraponte
Julien LEFEVRE ............................................................... un officier
Julie PETRONE .............................................................. une servante
Martin PREAUD .................................................................... AndreY
Maëlys RICORDEAU ............................................................... .Irina
Rémy SOUY A Y ...................... . ............................................... Rodé
Maxence TUAL ........................................................ .... Tcheboutykine
Vincent UT ARD ............................................................... Verchinine
Alexis W APLER ...... ... ... . ...................................................... Fédotik
Noémie Y APOUDJIAN ........................................................... Anfissa
Avec la participation musicale de Laurence VIALLE et de Rémy SOUY A Y
Traduction: André MARKOWICZ et Françoise MORY AN (éd. Babel)
Mise en scène et dramaturgie de Michel NEBENZAHL
COMPAGNIE "LES INDIFFERENTS"
Fondée en 1999 (Association Loi 1901)
Membre de l'A.I.T.U. (Association Internationale de Théâtre Universitaire)
Prix de la Recherche théâtrale au Festival International de Lausanne (2001) pour éloigner la misère. Les militaires sont là pour assurer l'ordre et la sécurité nécessaires au profit et à ceux qui en bénéficient.
Les hommes et les femmes de cette pièce ne s'y retrouvent qu'à la condition de sacrifier l'amour et de faire servir l'art, l'invention. Le seul qui tente d'y résister sera achevé par un tueur des services spéciaux. La seule qui y croit encore devra porter l'enfant d'un espoir improbable. Et Tchekhov précise qu'il s'agit d'une comédie. «L'humanité cherche passionnément, et elle trouvera, c'est certain. Ah ! mais qu'elle fasse vite » dit un des personnages avant de conclure, comme un Ministre de l'Education sur «l'amour du travail et l'instruction» auxquels ne manquent plus que "la famille et la patrie" que d'autres se chargeront de rappeler.
La compagnie "Les Indifférents" est une troupe de "théâtre universitaire". Le "théâtre universitaire" n'est ni un théâtre "professionnel" ni un théâtre "amateur". Il répond à une double exigence de formation théorique et pratique qui trouve son lieu dans l'université.
Fondé comme atelier, puis comme Ecole d' Art dramatique et Compagnie, le théâtre universitaire propose aux étudiants de toutes les disciplines l'expérience d'une formation artistique exigeante sur le plan de la création, de l'expérimentation et de la mémoire théâtrales.
C'est ainsi que nous avons créé "Les Illuminations" de Rimbaud et la "Cantate pour huit détenues". Qu'un "laboratoire Kafka" nous a permis de construire une pièce à partir de fragments de Kafka.
Enfin une recherche historique approfondie des techniques de l'acteur et de mise en scène mises en oeuvre au X.Xe siècle sur "Les trois soeurs" de Tchekhov nous a permis d'aborder cette oeuvre en les intégrant dans une proposition que nous espérons nouvelle.
Le travail sur LES TROIS SOEURS
Plusieurs semaines de "lecture à la table", de "dramaturgie" : d'abord la pièce· dans son entier: la pièce racontait-elle une "histoire" (la "Fable"), avait-elle un sujet, des "thèmes", une ou des
intrigue(s), répondait-elle à un "genre" (tragédie, comédie, drame), transmettait-elle un "message" ? Comment était-elle construite (par exemple : pourquoi 4 actes et non 3 ou 5 ?) Y avait-il une "progression"? Les personnages parlaient-ils la même langue?
Parlaient-ils toujours vraiment entre eux? Formaient-ils une "société" ? Pouvait-on déduire Je "personnage" de la manière dont chacun parlait ? Quelle était la signification des indications de Tchekhov, des silences, des bruits, de la musique? A toutes ces questions (et d'autres) nous trouvions des réponses diverses : la pièce restait une énigme.