Michel NEBENZAHL
Fondateur de l'Ecole et de la Compagnie de Théâtre Universitaire "Les Indifférents"
Université de Paris 1O
Permettez moi de profiter de l'occasion qui nous est donnée d'être invités à la seconde édition du "Festival of Europe" pour présenter la spécificité de notre contribution à l'Europe des Universités, de la formation des étudiants, de la transmission et de l'invention des arts de la scène, de l'image et du son, dont le "théâtre", en tant que "hypermédium", est la voie royale.
1) L'Université européenne du XXIème siècle impliquera une formation artistique obligatoire( et cela dans le fil de ce qui se met en place dans l'enseignement primaire et seondaire)pour tout cursus universitaire, qui sera validée comme toute autre unité d'enseignement. Les arts de la scène ( le "théatre universitaire") sont l'un des choix possibles offerts aux étudiants. Leur vocation "généraliste" ( ils comprennent son, musique, danse, image, lumière et ouvrent sur vidéo, cinéma, art de la narration...) les recommandent aux étudiants non "spécialistes".
2) Une formation artistique universitaire entraîne des effets d'une importance décisive pour la formation et la vie de l'étudiant. Elle soutient la confiance en soi, la constance et le développement du projet professionnel pendant la durée des études. Elle favorise l'émergence de capacités singulières dans le cadre d'un apprentissage et d'une création collectifs et induit ainsi un esprit d'entreprise. En développant et valorisant la qualité de la relation à soi, à l'autre, aux autres, le rapport au corps, à la voix, à la parole, au langage, elle donne une base concrète, active, sensible, intelligible et nommable au vague que recouvre encore le terme de culture.
Elle représente ainsi une structure d'accueil et d'intégration au meilleur niveau, comme d'intérêt et de maitrise de la langue française pour les étudiants étrangers et ceux en quête d'orientation, en toute égalité et partage de formation avec ceux qui poursuivent des cursus déterminés. Nous y avons reconnu et fait reconnaître une des bases essentielles de la construction d'une culture européenne, qui a capacité dans sa composition même de rencontrer toutes les "cultures" (ce qu'on appelle le "multiculturalisme") et de les intégrer pour que ressorte sur ce fond leur relief propre, redonnant sens et vie à la vocation universalistequi fut un temps l'aspiration de l'Europe maintenant avertie de ses crimes contre l'humanité. C'est en effet à ce titre seul et ce qu'il implique de reconnaître toute l'humanité en chaque être humain que l'Europe peut prétendre apporter une contribution décisive au cosmopolitisme.
Le choix des "réalisations" du théâtre universitaire part des questions concrètes que se pose la génération et, soit trouve des références dans une une oeuvre du passé, soit suscite une création originale.
L'Université se reconnaît ainsi et se fait reconnaître comme lieu de mémoire ( lieu des traditions et de la transmission), en même temps que d'invention, de production et non de seule consommation. Les Universités européennes accueillent leurs réalisations, comparent méthodes, objectifs, conditions et résultats dans des Festivals internationaux de théâtre universitaire sans sacrifier au culte du spectacle.
En tant que formation artistique universitaire, le "théâtre universitaire" n'est pas un "département d'études théatrales". La pratique y est première. Par exemple: la rencontre de soi dans l'image , corps et voix, et son analyse publique. Le démontage du "comportement" ( tant personnel que social) pour pouvoir en "jouer" les composantes etc...Et ce sont les étudiants qui après expérience en déduisent et écrivent la "théorie". Ce sera alors une surprise pour eux de constater en quoi leurs conclusions s'accordent ou diffèrent de la leçon des "maîtres" de la tradition, dont les travaux, les réalisations et les textes ne seront appelésqu'après l"expérience pratique.
"L'Ecole" de théâtre universitaire n'est pas un "Conservatoire d'art dramatique": d'une part sa vocation n'est pas de faire des "professionnels de l'art" ( n'est ce pas un oxymore?), d'autre part elle répond aux critères d'exigence intellectuelle "d'enseignement et de recherche" des Universités. Par exemple: l'approfondissement du contexte (d'une situation, d'une oeuvre), des conditions de la réception (implications, enjeux), des raisons qui ont conduit des oeuvres à être rarement (ou jamais) jouées etc...Mais cela toujours à partir des conditions de leur traduction pratique: le "comment" ici crée le "quoi". Les départements de lettres et de littérature, qui commencent à s'ouvrir sur des Ateliers d'écriture et de narration, y trouveront matière à réflexion.
Le théâtre universitaire n'est donc ni "professionnel" ni "amateur" ( il n'est pas orienté profit, obligé d'un "répertoire"...pas plus que le coup d'éclat ou le "flop" d'un soir) ...on le dira d'une part "expérimental": expérience du corps et de pensée, expérience de création collective, pointe de recherche universitaire sur des sujets, des thèmes controversés...Et d'autre part ancré dans le moyen-terme (de l'entrée à l'Université jusqu'au Master). La formation pratique, en inversant la hiérarchie d'apprentissage (elle part du "savoir-être", du "savoir-faire") "renforce" le "savoir" en lui donnant une raison et devient ainsi le complèment indispensable de la formation universitaire européenne.
Enfin le théâtre universitaire, création des Universités, a naturellement vocationinternationale. En effet les Universités des pays européens qui ont mis en place cette formation spécifique ont capacité d'organiser des rencontres, des Festivals qui accueillent les recherches, les travaux, les réalisations des TU des différents pays, de les confronter et d'en tirer des enseignements. Le théâtre universitaire apporte ainsi une contribution essentielle au développement des liens, d'un réseau incarné et non plus seulement "virtuel" à la construction d'une Europe de la culture, et de ce que peut apporter une structure universitaire de jeunes étudiants en matière de tradition, de transmission, de recherche et d'innovation des bases scéniques de l'expression, de la narration et du champ audio-visuel.
C'est ici le moment d'introduire l'interêt du TU pour la question linguistique. En effet le TU travaille en étroite relation avec les départements de langues étrangères présents à l'Université. La richesse et la diversité des cultures théatrales européennes et des supports textuels où elles s'expriment fait que nous sollicitons la coopération non seulement avec les étudiants français en apprentissage de langue mais aussi avec les étudiants des divers pays européens inscrits à l'Université dès lors que nous abordons un texte en langue étrangère.
On devinera sans peine les effets de cette intégration: familiarisation de nos étudiants de TU avec (les subtilités d') une langue étrangère (qui va jusqu'au désir de l'apprendre...); désir des étudiants de langue étrangère et des étudiants étrangers de se joindre à la formation et au travail de réalisation de la Compagnie; choix de supports textuels de langues européennes (nous avons pour exemple travaillé sur l'allemand (Kafka), sur l'espagnol (F.G Lorca), sur le polonais (Witkiewicz), le russe (Tchekhov), le serbo-croate (Ivsic), sur l'anglais (Shakespeare, Beckett, Mankiewicz), l'italien (Pasolini) et joué en plusieurs langues simultanément ("Les trois soeurs" de Tchekhov ont été jouées en français, russe et serbo-croate...), les traductions intégrales existantes étant revisitées par nous à partir des exigences de la pratique.
C'est pourquoi le débat actuel sur l'introduction de cours en anglais dans les Universités nous apparait mal placé. On soutiendrait à la limite l'ouverture de cours en toute langue étrangère à l'Université, le seul réquisit étant de développer les formations de traducteurs...un "débouché" pour les Universités, une mobilité enfin effective des enseignants-chercheurs en Europe, un contrepoint à la virtualisation informatique...une des bases essentielles d'un modèle européen d'enseignement, de recherche, de transmission et de créations, "en chair et en os", transnational.
Notre théâtre universitaire s'inscrit déjà dans ce dispositif de manière claire et résolue: nous défendons la francophonie, mais la meilleure manière de la défendre n'est pas seulement de soutenir et d'illustrer des oeuvres de notre patrimoine l'apprentissage du français en Europe, mais d'honorer de notre langue , de comment nous entendons et traduisons les langues, les oeuvres et les cultures des pays. Les Universités et les étudiants sont déjà dans ce dispositif: il convient de le reconnaître et de le développer. C'est une des tâches que notre TU s'est assigné.
Et là nous avons rencontré la structure crée par Robert Germain (Belgique) et Ousmane Diakhatè (Sénégal): l'Association Internationale de Théâtre Universitaire (AITU) en 1993, actuellement présidée par Jean-Marc Larrue (Canada) et qui regroupe 7O pays. Nous l'avons rejoint dès 2OO1 et participé et contribué à tous ses Congrès internationaux "thématiques" depuis lors ( sur "la création collective", "l'identité", "la pédagogie" du TU...).
Certes "mondiale" l'ambition légitime de l'Association contient mais aussi déborde l'espace européen. Là aussi nous nous inscrivons résolument dans ce dispositif "d'embedding", d'enchâssement et d'intégration: la France, la France en Europe, la France en Europe dans le monde et nous y contribuons de manière engagée et singulière dans "l'enchâssement" à double sens: national-international-transnational-cosmopolite.
Et telle est bien, comme son nom l'indique, la vocation des "Universités" que l'élaboration et la mise en place des conditions de l'émancipation et du cosmopolitisme qui sont au coeur de la "modernité" (Kant).
Il ne s'agit pas de "folie des grandeurs": le théâtre universitaire procède sans préjugés (médicaux, moraux, "cognitifs", religieux et même "culturels") du corps ( de sa santé), à partir du "corps en scène", du corps, des corps en relation et découvre de nouveaux gestes, de nouveaux tons, de nouvelles images, de nouvelles narrations , de nouvelles manières de dire, de faire qui placent la qualité et le "durable" en conditions.
Le corps et la voix peuvent alors jouer l'arrogance et la prétention si répandues, les "discours" qui les accompagnent, l'aggressivité, la violence, la fuite, la soumission, la "séduction", les égoïsmes et les "petites différences" argumentés, les identités non négociables bref le comportement qu'imposent domination et compétition, sur fond de guerres et d'extermination latentes. L'Europe a traversé les issues du "comportement", il est temps qu'elle en applique les leçons. Disons que le théâtre universitaire opère à la racine, et, n'ayons pas peur du mot, qu'il se réclame de l'éducation dont l'Université croit pouvoir faire l'économie.
On ne s'étonnera pas alors qu'il puisse opérer de profondes transformations du rapport à soi, à l'autre, aux autres; de faire émerger des capacités, l'idée d'activités inédites, le goût de la création collective, de l'entreprise; d'enrichir la profession visée de dimensions supplémentaires d'écoute, de mobilisation des qualités des personnes, des instruments, des objectifs en intégrant les exigences du court-terme.
On dira alors qu'il s'agirait de la formation d'une "élite", mais l'expérience montre que ce sont les étudiants dits, pour diverses raisons, "en difficulté" ou ceux qui sont au seuil de l'Université qui non seulement "accrochent" le plus à la formation mais pour lesquels l'Université telle qu'elle devrait exister existe vraiment. Jean Vilar ne visait-t-il pas, comme il le disait, le "théâtre d'une élite populaire", exacte antidote de tout "populisme"?
Cette présentation de notre "concept" de TU ( qu'on trouvera résumée dans les statuts de la fondation de la Compagnie) requiert maintenant son exemplification:
3) Bref historique de l'Ecole et de la Compagnie de TU de Paris 10-Nanterre
Après avoir ouvert un Atelier d'essai dès 1993, repris pour s'inscrire à plus long terme dans l'Université en 1998, l'affluence des étudiants pour l'inscription en début d'année étant monté à près de 25O étudiants (!) et ne pouvant en retenir que 25, je décidai de fonder l'Ecole et la Compagnie de TU en 1999 (Association loi 1901), avec l'accord , enthousiaste alors, de Jean-Louis Besson du département d'études théatrales de notre Université.
Dès cette première année, j'appliquai la "méthode", formation pratique ( exercices et improvisation du corps en silence pendant plusieurs semaines, introduction au cinéma muet et au récent "Tanztheater", comme contrepoint de référence), les étudiants étaient munis d'un cahier pour noter ce qu'ils avaient chacun "appris" de ce travail qui était alors confronté aux "leçons" qu'en avaient tité les grands maîtres de la tradition ( russes avant tout mais aussi français) dans cet approfondissement extraordinaire qui va de Stanislavski à l'Actor's Studio. La formation entrait ainsi dans son deuxième palier: "apprendre à apprendre" ( je m'appuie sur la théorie de l'apprentissage à niveaux de Gregory Bateson, comme je l'ai developpé au Congrès de l'AITU sur la "pédagogie" à Leicester en 2010).
Simultanément ( nous disposions alors de 3 fois 4 heures situées en fin de journée et le samedi matin de formation par semaine) une formation à la dramaturgie (la construction d'un texte dramatique) et à la traduction: le choix porta sur le "Songe d'une nuit d'été" de Shakespeare (pour des raisons qui apparaîtront par la suite) dont nous traduisimes en équipe l'intégralité du premier acte tout en analysant la construction de la pièce. Le travail sur la voix commenca après en prenant la poésie pour support (casser le discours, travailler sur les sources de l'énonciation, de "l'adresse", l'intonation...). Exercice sur le monologue, dialogues de scènes du répertoire (de Molière à Beckett), improvisations à la suite sur les deux formes. Ce n'est qu'après 4 mois de ce travail que nous avons abordé le texte qui allait être notre première réalisation:
"Illuminations" d'Arthur Rimbaud ( la rigueur et la "folie" de la formation nous avait perdre une dizaine d'étudiants...nous n'étions plus que quinze...mais définitivement!).
Le choix de "Illuminations" se recommandait à plus d'un titre qui en faisait comme un "Manifeste" des réquisits et de la spécificité de l'apport d'une formation artistique à l'Université. Bien que Rimbaud ait souligné le caractère "opératique" des derniers fragments de son oeuvre, ni le théâtre "professionnel", ni "l'amateur" n'en avait tenté la traduction scénique. L'ensemble des fragments se prêtait tout particulièrement à un travail d'Ecole: monologues, dialogues, trios, quatuors et "choeurs" ( qui en faisaient un "opéra" virtuel qui mériterait son compositeur...un film même donc une "vidéo"...et c'est dans cette optique que nous avons travaillé) écrits dans la langue "physique"d'une parole qui échappe au "discours" et à toute rhétorique (donc à toute "idéologie") sans aucune empreinte "romantique" que l'on attache habituellement à la "poésie", dotés d'une énergie indéfiniment ressourcée,
texte indéfectiblement "jeune", sans modèle ni descendance dans son inspiration, écho de solitudes assumées, de conversations naïves, d'observations aigües, de groupes engagés paradoxaux où chacun fait entendre son cri singulier dans un accord non prémédité, cette oeuvre unique se présentait en outre comme un défi à toute construction dramaturgique.
En effet Rimbaud n'avait pas laissé d'ordre à la suite des fragments, les éditions "savantes" (universitaires...) en avaient donné en présupposant une "intention", une "orientation"...chrétienne de l'auteur d'une "Saison en Enfer"...Le travail sur la matière du texte nous a conduit à un ordre tout différent et le soir de notre présentation à l'Université, après que l'arrière petite nièce de Rimbaud nous ait dit avoir reconnu son grand oncle, un "spécialiste" éminent de l'oeuvre de Rimbaud nous a confié sa surprise d'avoir rencontré un Rimbaud inédit et "vraisemblablement probable" selon les termes prudents des universitaires chevronnés.
Nous avions en effet rencontré des trames amoureuses secrètes et complexes, des échos des barricades de la Commune, un palimpseste du "Songe..." de Shakespeare que nous avions étudié et donc fait émerger une authentique dramaturgie qui ne ressemblait à rien des classiques ou modernes, étonnament actuelle, contemporaine pour les jeunes: elle leur parlait.
Joué à l'Université, accueilli au Lavoir Moderne et dans Arènes de Montmartre, dans le cadre du Festival du 18ème arrondissement de Paris, ce fut notre premier succès(1999-2000)
La Compagnie selon ses statuts, se renouvellant chaque année tout en gardant un "noyau dur" de 8 puis 6 étudiants sur la durée de trois ans ( ils devinrent alors "formateurs" à leur tour et ouvrirent des Ateliers aussitôt largement fréquentés, vivier du renouvellement de la Cie) tout en reprenant chaque année la formation de base, chaque fois approfondie, choisit alors Kafka comme support textuel. Ce fut le début d'une longue aventure avec cet auteur. Là encore, les fragments, les courts "récits" laissés par Kafka retinrent notre attention. Ces textes ne répondaient pas à des corps formatés ou formatables, plutôt en gestation, pas plus qu'ils ne répondaient à des subjectivités constituées ou constituables, encore moins à des personnages ou des caractères. Ils sortaient du mime, contemporains de ces corps exposés dans le cinéma muet, corps contradictoires tristes-gais, sensuels mélancoliques à la sexualité inquiètante-familière, burlesques, grotesques, bref "clownesques", des genres "intermédiaires" à la comédie et à la tragédie, "entre-deux", corps en mutation, frayant une voie entre le paysan, le bourgeois, l'ouvrier, les classes sociales, les attributs psychologiques, bref "darwiniens". Un univers d'attitudes, de gestes, de mouvements, une musique comme celle du "Pierrot lunaire" de Schoenberg, celle aussi d'une danse brève, elliptique sur ces airs populaires que réveillaient Bartok, Janacek, qu'il fallait exhumer, (re)trouver, (ré)inventer: le sous-texte ici produisait le texte. Notre travail de fond sur le corps et le silence nous y préparait et s'y confirmait, s'y approfondissait. Porter ces corps sur la scène c'était contaminer le public, le plonger dans ces profondeurs du corps qui ne remontent à la surface et à la parole que pour témoigner d'une sensibilité, d'un don total de soi effrayé (métaphore de l'acteur...de tout geste artistique...de l'acte sexuel...) aussi évident, nécessaire que refoulé, qui touche et même pénétre le public réduit à reconnaître que ce corps est aussi le sien dans cette contagion dont témoignent le sourire et le rire ambigus de la défaite du quant à soi.
Créer ce rapport au public, à quoi les textes de Kafka se prêtaient, constitue le troisième palier de l'apprentissage, de "l'apprendre" de Bateson ( mettre l'autre en condition d'apprendre à apprendre).
Nous n'avons pas cherché alors de "dramaturgie" dans les fragments de Kafka, cela fut notre souci plus tard. Ce sont des "études" que nous avons présenté, aussi avons nous appelé ce premier travail sur Kafka "Kafka Laboratoire", appelation qui devait indiquer référence prise à la grande Ecole polonaise, à la conception du "laboratoire" de Grotowski et surtout à celle de celui que j'ai toujours considéré comme mon maître: Tadeusz Kantor dont tout l'art porte l'empreinte d'une intériorisation profonde de ce qui anime l'oeuvre de Kafka. Cette empreinte imprégna aussi notre Ecole et notre Compagnie de façon durable comme on le verra par la suite. Il suffit de rappeler que ce dont l'oeuvre de Kafka réclamait droit de cité l'Europe l'a exterminé et que les conditions de sa renaissance y sont loin d'être actuellement remplies.
Le théâtre universitaire dans sa vocation européenne s'est donné une mission de le rappeler, non pas, ou non seulement pour la seule "mémoire" mais pour que l'Europe se reconnaisse dans cette ouverture sans limites à ce qui constitue l'humanité qui fut un moment de son histoire.
En même temps je fis une lecture de la pièce que j'avais écrite lors du travail qui m'avait été confié auprès des prisonnières de la Prison Centrale de Rennes par le dispositif "Justice et Culture".
J'étais alors en même temps professeur à la nouvelle Ecole Nationale qu'hébergeait la scène nationale de Bretagne, pour sa première promotion, qui s'est reconnue dans l'appellation "Les Lucioles" que j'avais suggérée, à la suite d'un long travail entrepris avec les élèves (dont Martial Di Fonzo Bo...) sur Pasolini (traduction, dramaturgie, jeu). Sachant que j'allais travailler avec des prisonnières, j'ai voulu donner parole à des femmes en prison, aussi ai-je écrit le texte avant de les rencontrer pour mettre l'imagination au défi de la réalité. L'effet dépassa toutes mes attentes. Les huit prisonnières avec lesquelles je travaillai sur la parole ( ma collègue danseuse et chorégraphe travaillant en étroite association avec moi sur le corps) étaient d'âge différents ( de 18 à 65 ans). Plus le travail avançait, plus ces femmes s'engageaient prenaient à coeur et à corps une parole, celle de situations, d'expériences vécues que j'avais construites et finalement me dirent que l'on m'avait renseigné, que je savais tout sur leur vie. Je leur dit que j'avais écrit le texte avant de faire leur rencontre et que l'on m'avait proposé de me communiquer leur casier individuel, leurs peines et que j'avais formellement refusé.
Je dois dire que je n'ai jamais rencontré une telle immédiateté et vérité d'incarnation d'une parole que dans ce qu'elles proposaient, elles faisaient exploser la rampe dans une véritable "action" en scène. Les assistantes de la prison me disaient qu'elles "gueulaient" le texte dans leur cellule le soir, pour se faire entendre...Puis ces femmes me dirent qu'elles comprenaient à quel point elles avient été "connes", leur talent, leur capacité d'analyser et de comprendre ce qu'elles faisaient d'instinct de la parole à laquelle elles s'étaient identifiées pour pouvoir la reprendre en toute conscience me fit voir en elles des personnes capables d'intervenir dans les zones difficiles (expérience que j'avais moi-même faite dans les quartiers difficiles d'une ville de province): on allait vers la "réduction des peines". C'est alors qu'on interrompit mon travail. Il me fut donné comme raison que j'avais outrepassé ma mission. Douleur, révolte s'ensuivirent autant pour ce que je sus des prisonnières que pour moi. Cet exemple montre ce que peut une pratique artistique dans une, n'importe quelle, "institution"...
Lecture faite de la pièce à la Compagnie, huit étudiantes choisirent de se confronter à la parole des prisonnières. A ces paroles j'avais adjoint le contrepoint de celle d'une femme pachtoune, poème et chant d'amour, qui était tout autant comme une lumière qui se frayait un chemin dans l'ombre de la prison que l'ombre qui recouvrait peu à peu la révolte venue à son comble. J'en confiait la partie à ma compagne d'alors, qui devint mon épouse, Sylvie Azuara-Nebenzahl. Musicienne, bandonéoniste, elle créa la musique vivante ( en écho avec un orgue de barbarie) de "Illuminations", celle qui fut le contrepoint de "Kafka Laboratoire". Poète et écrivain, elle sut donner toute la force, les harmoniques et les nuances de ce chant de de désir et d'amour en souffrance, murmure qui s'élevait peu à peu dans la pénombre d'une scène d'éclats de voix et de désespoirs muets.
"Kafka Laboratoire" et la "Cantate pour huit détenues" furent crées au théâtre B-M Koltès de notre Université et connurent un second triomphe après "Illuminations".Toutes nos créations firent pratiquement salle comble chaque fois à l'Université. Nous avions insisté auprès des "autorités" pour que les étudiants puissent assister à quelques répétitions, prendre la mesure des raisons de notre travail, pour qu'il y ait des rencontres et débats sur nos choix, notre apport à l'Université, enfin pour que notre succès ne soit pas d'un seul soir. Rien n'y fit, nous n'étions que des "clandestins" selon les termes d'un directeur du département d'études théatrales. La "Cantate" fut la seule exception, il y eut deux reprises (!). Un incident mémorable eut lieu au cours de la première reprise qui montre bien quelle était notre situation. La salle était comble (plus 4OO spectateurs) et la représentation allait vers sa fin quand les vigiles de l'Université entrèrent dans la salle, lachant leurs chiens bergers sans muselière qui aussitôt montèrent sur le plateau, harcelant les comédiennes qui tinrent le coup jusqu'au bout de façon admirable, toute la salle se levant sur ce finale, applaudissant à tout rompre, descendant des gradins, contraignant la horde à évacuer la salle. Les comédiennes qui avait tenu maintenant s'effondrèrent. Une pétition fut signée par tous les spectateurs, mais le fait était là...C'était en 2001.
Le succès de "Illuminations" nous permettait de chercher à faire rayonner notre Université à travers notre entreprise sur le plan international comme l'indiquait les statuts de la Compagnie. Nous avons alors sollicité les services culturels et internationaux de notre Université pour un soutien logistique. On nous laissa dans le vide, la Compagnie fit seule toutes les démarches en international par la suite.
Après avoir candidaté, la Compagnie fut retenue pour le Festival international de théâtre universitaire de Lausanne en 2OO1. "La Presse" fit l'éloge tant de "Kafka Laboratoire" que de la "Cantate" et de leur effet sur le public. La Compagnie reçut ainsi le "Prix de la Recherche théatrale" qui, plus que tout autre prix, répondait à ce qui nous anime.
C'est alors que je pris connaissance de l'existence de l'AITU, dont un Congrès avait lieu cette année à Cracovie où je me rendis et fis connaître notre conception du théâtre universitaire, en me rendant compte, que partagée par certains ( surtout en Europe, et particulièrement en Europe dite de "l'Est", ce qui allait se vérifier par la suite) rencontrait une résistance de ce que les anglo-saxons appellent " L'Establishment" (qu'on traduit par "l'Institution"...) qui tient, pour des raisons que je laisse pour le moment deviner, à la séparation nette des département d'études théatrales et de ce qu'ils appellent le "théatre étudiant", cas de théâtre "amateur".
En liant le "Théâtre" et "L'Université" nous donnions un autre éclairage sur les deux et mettions en cause par ailleurs les appellations de théatre "professionnel" (?) et théâtre "amateur" (?). C'est au moins un sujet digne de réflexion...Nous partageons totalement les raisons qui ont présidé à la fondation de l'AITU, et voulons contribuer à son developpement et son avenir, le différend doit y trouver sa place, aussi la Compagnie en fit-elle part depuis 2001. Je pus ainsi intervenir à tous ses Congrès, voir même publiée dans les Actes du Congrès de Pueblo (2008) mon intervention sur "L'identité du théâtre universitaire"...!!!( à laquelle je renvoie le lecteur).
Et cela jusqu'au Congrès de Leicester (2O1O), constatant à chaque fois les pays et les membres qui partageaient ce que l'apport réciproque apportait tant à l'hypermédium (des "médias") que sont les arts de la scène qu'aux Universités qui décideraient d'entrer en réseau, et ce que cela changeait du "théâtre" comme de "l'Université".
Après ces trois créations, nous avons voulu nous mesurer à un chef d'oeuvre du répertoire mondial. Des liens avaient été crées à Cracovie avec les pays de l'Est, la Compagnie s'était étoffée, je proposai de travailler sur "Les Trois Soeurs" de Tchekhov.
J'avais eu la chance, très jeune, de rencontrer, parmi les amis de mes parents, un acteur russe du théâtre Habima de Moscou, qui avait été l'élève de Vakhtangov. C'est lui qui m'a formé: comment on travaillait au Studio que dirigeait Vakhtangov, les différences qu'il introduisait dans ce qui était la première "méthode" de Stanislavski. Il avait conservé les notes qu'il avait prises lorsque Vakhtangov fit le compte-rendu au Studio de la création des "Trois Soeurs" que Stanislavski réalisa. On sait aujourd'hui que Tchekhov n'en était pas satisfait.
Ce qui ressortait de l'analyse de Vakhtangov c'était la vision "fin de siècle", en quelque sorte le portrait de la décadence bourgeoise, sur fond de nostalgie sentimentale, sorte de fatalité psycho-sociologique, à "personnages" et "caractères", à laquelle d'ailleurs on continue d'associer Tchekhov. C'était en tout cas la vision de l'oeuvre que Stanislavski avait donné en contrepoint de la Révolution qui suivait son cours. Vakhtangov avait une toute autre idée de ce qu'était la Révolution à la fois sur le plan politique et dans les arts: elles étaient liées, l'une ne pouvait pas aller sans l'autre. Vakhtangov disait: on ne doit pas savoir ce qui se passe dans "Les Trois Soeurs", encore moins ce qui se passe dans la tête des personnages. C'était le mouvement brut de l'Histoire, sans lien de cause à effet, au dessein suspendu, qui comptait, qui était celui de la Révolution, celui de la pièce et qu'il fallait restituer. On sait que Vakhtangov mourut au moment où ce mouvement allait se figer. Ne pas s'occuper du "sens", jouer la "situation", telle était la conclusion pratique que nous allions appliquer et l'expérience que nous allions faire.
Cela prit presque deux années de travail. La Compagnie se renouvellait, des étudiantes russes, arménienne, de l'Université se joignirent à nous, le "noyau dur" assurait la continuité.
Il y eut plusieurs versions, en 2OO2 en langue française ( traduction de Markowicz, modifiée par endroits, grace à la contribution des étudiantes russes) à l'Université. Puis une version en langue française et russe (les étudiantes russes étaient maintenant entrées dans la Compagnie...) toujours à Nanterre, enfin une version franco-russe-serbocroate au Festival international de théâtre universitaire de Zagreb en 2003 où la mécanique implacable, impersonnelle de la pièce que nous avions pu rendre rencontra ce qu'attendait sans le savoir le public de cette oeuvre archi-connue pourtant là bas. Ce qui nous valut une invitation d'office pour l'année suivante à ce Festival annuel qui fut reconduite depuis jusqu'à aujourd'hui. Contacts furent pris avec les TU de Roumanie, Serbie, Bulgarie: nous commencions à forger le réseau...
Après la révélation d'une forme de théâtre inédite ("Illuminations" de Rimbaud), l'application du "montage" aux fragments de Kafka, là encore une forme inédite. Après avoir fait entendre ce que pouvait être la parole de femmes en prison, après avoir ressuscité dans toute sa vérité un moment crucial de l'Histoire politique et artistique de l'Europe, s'offrait à nous une autre spécificité du théâtre universitaire: travailler sur un thème, sur un thème d'actualité.
Le "terrorisme" était déjà d'actualité, depuis le 11 Septembre...Les liens du théâtre à la "terreur" existent depuis l'invention du théâtre. Il y a la terreur des tyrannies à laquelle répond en miroir la terreur du théâtre. Dire que cela pourrait bien être la question que pose le théâtre universitaire à l'Université... On sait en revanche que c'est le sujet du "Théâtre et son Double" d'Artaud ( donc occasion de le (re)lire pour tous et d'en parler.) Le thème était vaste. Les formes que prenaient et pouvaient prendre terreur et terrorisme étaient multiples ( politiques, économiques, militaires, policières, religieuses, morales, sexuelles...) et leur analyse complexe.