Cantate pour huit détenues
suite au travail de Michel Nebenzahl à la prison de Rennes entre 1994 et 1995.
Mise en scène par Michel Nebenzahl
Deux reprises au théâtre B.-M. Koltès de l’université Paris X. Prix International de la recherche théâtrale.
Samedi 28 avril à 21h, Festival de théâtre universitaire de Lausanne.
Professeur à l'Ecole Nationale du TNB, j'ai été sollicité en 1994 pour dispenser une formation d'art dramatique à la Prison Centrale de Rennes. Sans connaître encore les femmes avec lesquelles j'allais travailler (et n'ayant, par la suite, jamais souhaité connaître leur motif d'inculpation) j'ai voulu écrire un texte de "travail" sur la violence faite aux femmes par une société fraternellement masculine. Je ne savais ni avec combien de prisonnières, ni avec quelles histoires, quels corps et quelles voix j'allais travailler. J'écrivis donc un texte sans intrigue, sans rôles, sans personnages, sans dialogues pour des personnes enfermées, qui ne pouvaient vivre leurs rêves, leurs désirs, la vie et la réalité que dans la parole. Apparemment, ce ne pouvait être du "théâtre", du moins tel qu'on l'entend. Comment écrire pour une scène coupée de la réalité où elle puise ses ressources habituelles, et de quoi, et à qui, peuvent bien parler des condamnées déjà "entendues" ?
Mais le texte s'écrivit d'une seule coudée, presque sans correction, en quelques semaines. C'était comme si, de cette contrainte, réapparaissait le lien originaire, oublié ou refoulé, du théâtre avec l'insurrection. En effet, la réduction au radical et à l'essentiel que la prison partage avec l'extrême souffrance faisait ressortir leur "étrange familiarité" avec l'invention du théâtre. La coupure avec la réalité qu'est l'enfermement rencontre la scène en ce qu'elle développe une écoute de la plainte des morts et de l'appel de l'enfant, une dimension "spectrale", qui est aussi une sensibilité extrême à l'injustice et au bonheur de penser, parler l'émotion de la vie et de l'amour.
De cette dimension surgissaient des voix anonymes de tendresse ou de chair et d'amours contrariées qui réclamaient écoute c'est-à-dire justice ... Dans cet espace-temps, où disparaît l'illusion des projets qui masquent la vie, la réalité "ordinaire", "banalisée" fait retour sans fard : le racisme ordinaire, la construction publicitaire de la marchandise comme femme, le culte de la virilité et de l'action, l'exploitation, l'humiliation, le mépris et la prétention quotidiens, le goût des sensations violentes qui fait pendant à une culture anesthésiée, la formation des élites au cynisme ... C'est ainsi que, de cette "boîte noire", venait sous la plume une polyphonie de révolte avec ses échos d'espoir qui faisait exploser "l'harmonie", le soi-disant "consensus" censé devoir exister.
Je trouvais le contrepoint de cette polyphonie dans cette voix persane du XVI l lème siècle, entre l'Orient du despotisme et l'Occident de la tyrannie, une voix qui en appelle à la mondialisation de manières toujours singulières d'aimer, de penser et de parler dans le luxe du peu de choses.
D'écrire du lieu de réclusion m'avait fait trouver presque à mon insu, cette jonction perdue du théâtre et de l'opéra qui m'avait frappé chez ces maîtres de la scène que sont Pina Bausch et Jean-Claude Gallota, mémoire d'un genre disparu, la "cantate" dont j'ai ressenti la nécessité actuelle. Je distribuai la partition au hasard, aux huit voix des prisonnières (qui avaient de dix-huit à plus de cinquante ans). Leur réaction fut explosive et effondrée : "Vous savez tout de chacune de nous" m'ont-elles dit et : "Comment avons-nous pu nous laisser piéger ainsi ?" A travers cette anamnèse en acte, elles assumaient chaque jour davantage espoir et révolte d'elles-mêmes et de la réalité, voulant en diffuser le message. On allait vers la réduction des peines. Le travail fut brutalement interrompu. Ce texte est dédié à Annie, Arlette, Laurence, Maggy, Martine, Marna, Muriel et Nathalie, en mémoire de cette puissance de libération, entrevue ensemble, d'une réalité qui incite meurtre, folie, suicide.
Michel Nebenzahl